ELLE
J'ai 19 ans, je viens d'avoir le bac et c'est ma première
année en Fac. Je suis curieuse, pleine de vie et d'envie de
découvrir le monde. Je suis libre, libre de faire ce que je
veux, mais ce n'est pas aussi facile que ça. Il faut un peu
d'argent, il y a les convenances il y a le regard des
autres, il y a l'inconnu de l'autre. Je me dis que je peux
faire tout ce que je veux, le soir dans ma tête je galope,
je vole de ville en ville, de bras en bras, pour voir, pour
découvrir, pour essayer. Le jour redescendue sur terre ce
n'est pas la même chose. Je ne sais plus ou aller, je ne
sais plus à qui faire confiance, de qui me méfier. J'ai
envie de tout donner de tout recevoir, mais ce n'est pas
comme cela que ça joue. Je le sens, je le vois, je le sais
alors je me retiens et je me contrôle.
Mais j'en marre de devoir ne pas dire, j'en ai assez de
devoir ne pas être ce que je suis. J'en ai ras la casquette
de toutes ces hypocrisies de tous ces faux semblants. Je
veux être moi-même et merde à ceux qui le liront.Je veux
être tendre, que l'on me prenne dans les bras que l'on
m'entoure que l'on m'aime. Je veux la douceur de l'amour,
la chaleur complice et tendre d'un corps désiré. Et ça, je
ne peux pas le dire.
J'ai essayé et ç’a été la catastrophe. Pour l'autre, cet
idiot que j'avais pourtant choisi avec soin, ça c'est
traduit par baiser, baiser et encore baiser. Pire qu'un
concours de gymnastique. Je n'ai rien pu dire ni expliquer.
Je suis tombée sur un nul, un spécialiste de la
baise-baise, un mec à bitte et sans cervelle.
J'ai arrêté, j'ai dit stop la baise et si on parlait
d'amour ? Il a rien compris la seule chose qu'il a
dite c'est:
- Ce n'était pas bien ? Tu n'as pas aimé ? Mais
je t'ai vu et entendu, tu as eu du plaisir avec moi.
- Pauvre gentil crétin, je m'en fous de jouir s’il n'y a
pas de sentiment.
Ce plaisir-là, à la limite je peux le trouver toute seule.
Il n'a pas aimé ma réponse, il s'est vexé, il a cru que je
le prenais pour un godemichet. mais ce n'est pas moi, c'est
lui qui mettait tout son être dans son sexe. On en est
resté là. Bon débarras, des mecs à bittes ce n'est pas ce
qui manque autour de moi.
Retour à la case départ, je veux pouvoir essayer sans avoir
forcément à m'engager, je veux aimer sans être obligé de
coucher, je veux coucher quand j'en ai envie et je veux
qu'on me comprenne et que l'on m'aime pour moi même et pas
uniquement pour mon cul ou mes seins. Je veux me sentir
belle et désirée et je veux que l'on me laisse tranquille.
Marre des baratineurs et dragueurs de tous poils.
Je pensai à tout ça en regardant mollement les infos à la
télé. La politique, les élections, les accidents, le sport
que des choses importantes en somme. Puis une info sur un
jeu, un sujet comme ils disent. Second Life, une deuxième
vie, etc.... Ils interrogent un type qui jargonne du
technique filandreux, deux idées confuses, mais que c'est
bien et hop c'est l'heure de la pub ! J'avais juste
retenu Second Life. Un coup de google et je tombe directe
sur le site. Je m'inscris et 5 minutes après je débarque
dans le jeu.
LUI
J'ai quarante-cinq ans, la force de l'âge de l'homme en
pleine possession de ses moyens paraît-il. Je suis
peut-être le seul dans mon genre, mais la vie, ma vie ne me
satisfait pas. Trop de rêves pas réalisés, trop d'amour en
retard, trop de femmes superbes que je ne connaîtrais
jamais. Trop de beauté partout quasiment inatteignable. Les
rencontres à cet âge-là c'est toujours un peu compliqué, on
en a pris plein la gueule déjà de l'expérience de la vie,
alors on y va avec prudence.
On est, de loin, plus naïf du tout. On a des engagements et
des responsabilités, le monde et sa réalité nous collent
aux basques pour parler poliment. On est comme des
scaphandriers des grandes profondeurs. Le costume nous pèse
et nous engonce. On n'est pas vraiment fait pour vivre dans
cet environnement là. On a mal au monde, mal à l'âme, mal
au temps qui passe et qui annonce 50, 60 et plus. On n'ose
même plus compter et à peine rêver à l'avenir, et pour
cause. Les lendemains qui chantent sont derrière nous,
qu'ils aient chanté juste et clair, qu'ils aient chanté
faux, ou pas chanté du tout n'y change rien, ils ne
chanteront plus. C'est le moment du deuxième souffle, juste
avant le troisième âge.
Je pensais à tout ça, tout en conduisant le soir pour
rentrer chez moi. J'ai toujours la radio en marche quand je
suis seul dans la bagnole, ça distrait, ça remplit le vide
comme un bruit de fond d'où émergent de temps en temps
quelques phrases intéressantes. C'est comme ça que j'ai
entendu parler de Second Life. C'était mal présenté, comme
presque toujours aux infos. Le journaliste n'y connaissait
rien, il cherchait du sensationnel, du mirage internet. Il
faisait parler un soi-disant spécialiste confus et
filandreux, je n'ai retenu que le nom Second Life. Rentré
chez moi, un coup de google et je tombe directe sur le
site. Je m'inscris et 5 minutes après je débarque dans le
jeu.
L'ETRANGER
Il s'était installé sur la place du village, ou bien
peut-être devant l'Hôtel de Ville ou alors sur une plage
fréquentée ou à l'entrée d'un club de danse. En tout cas,
il avait choisi un endroit passant ou il serait bien en
vue, inévitable, même aux plus bornés.
Et là il avait commencé à crier. À hurler à tue-tête ce
qu'il pensait des gens, ce qu'il pensait du monde, ce qu'il
avait en lui, ce qui le mettait hors de lui. Et pour quoi
il était malheureux et pourquoi il était heureux. Et
pourquoi l'amour et pourquoi la mort. Il faisait un bruit
insupportable et soudain il parlait à voix basse, presque
inaudible. Les quelques personnes qui avaient survécues aux
déluges de décibels, s'approchaient alors et tendaient
l'oreille. On entendait mal ce qu'il disait, on saisissait
des bribes de mots, des bouts de phrases. Ca aurait pu être
incohérent, mais pourtant quelque chose comme un sens,
comme une signification s'en dégageait. Il ne disait pas
n'importe quoi.
Il parlait de la beauté, de la pente douce du ventre des
femmes, de cette soie qui guide les yeux et la main vers le
creux délicieux, vers cette promesse de bonheur et de vie.
Il parlait de cette ligne si brève et si interminable, de
cette longue montée des jambes comme une escalade infinie
vers toutes les sources de tous les plaisirs. Il parlait de
cela à voix basse, si basse, qu'il fallait fermer les yeux
pour mieux voir.
Puis il entonnait à nouveau la litanie de ses idées et de
ses colères. Il disait vrai, il mentait fort et vite et
bien. À tel point que le Maire, les modérateurs, les
Autorités constituées réunies en conseil ne savaient quoi
faire de lui. Dénoncer ses mensonges ne faisait que
renforcer la rumeur, lui imposer de se taire au besoin par
la force, ne semblait pas possible. Bâillonner la vérité en
étouffant le mensonge ne pouvait pas se faire en public, et
surtout pas en pleine lumière.
Il avait trouvé un no man's land, un statu quo fragile et
pourtant inatteignable à partir de quoi il disait tout
haut, il disait tout bas et à qui voulait bien l'entendre,
les nudités de la vie, les richesses de l'amour, la
tristesse d'aimer et de perdre. Il disait le souffle de
l'espoir, le souffle glacé de la mort. Il disait tout et
rien, à perte de voix, à corps que veux-tu, sans foi ni
loi, sans rien retirer ni rajouter à ce qu'il croyait vrai.
Il était le porte-voix de toutes les rumeurs. Il disait que
les jeux qu'on trouvait dans tous les rayons des
supermarchés prenaient leur source dans cette vie
électronique, ou bien qu'au contraire les créateurs de ses
jeux de Sim s'étaient réfugiés dans des îles fantastiques
et apolliniennes, qu'ils avaient ainsi non pas simulé, mais
réinventé une autre forme de vie. Sur ces Îles solaires, le
jeu enfermé dans une boite pouvait peut-être prendre sa
vraie dimension et passer d'un monde étriqué, calqué
étroitement sur la quotidienneté à un espace libre de
toutes contraintes autres que celles qu'ils choisissaient
de s'imposer.
Il disait que vérité et mensonges sont intimement liés, que
trier le vrai du faux c'était refuser la vie, que la vérité
du faux valait bien l'illusion du vrai. Il acceptait la
dérive comme le seul chemin possible. Que la certitude
c'était la mort. Il avait un discours hors limite tout et
son contraire lui était aussi habituel que l'air ou que
l'eau. Il était comme un poisson nageant dans l'étendue du
ciel d'une seule pression sur une touche. Il disait qu'il
suffisait d'y croire pour que ça existe. Il utilisait des
machines sophistiquées des algorithmes subtils et profonds
sans leur accorder la moindre attention. Il était comme
fou, comme un idiot solaire, un Icare aux ailes
évanescentes que rien ne pouvait brûler.
Il disait que dans ce monde l'apparence faisait réalité.
Que les fantasmes les plus fous prenaient corps, que la
beauté la plus étincelante côtoyait les plus horribles
abjections que des esclaves volontaires promenaient leur
déchéance adorée sur le sable des mers, toute honte bue et
abolie.
Dans ce monde d'apparence, c'est l'enveloppe qui faisait
loi, c'est l'apparence qui comptait et l'habit qui faisait
le moine. L'agitation électronique des pixels sur l'écran
interagissait avec les frémissements de ses neurones. La
moindre réorganisation des électrons voyageant à travers le
monde le touchait de plein fouet ; il était,
disait-il, comme une sorte d'antenne hypersensible, le
moindre souffle aux confins de l'univers retentissait dans
son crâne, dans son corps pensant, dans sa tête sensible.
Il vibrait en permanence
s'accordant et se désaccordant aux hasards des rencontres,
aux miracles des amours à l'horreur des abandons. Plus vite
plus fort, toujours imprévisible cette vie seconde, comme
une hallucination symbolique le remplissait d'extase
d'amour et de crainte. Comme si quelque part, tapie au fin
fond du coeur de silicium, une bête énorme et silencieuse
guettait. Comme si elle avait en permanence un oeil ouvert,
une oreille attentive, comme si elle attendait le moment.
Il la sentait, en lui, prête à se lever et à dévoiler le
monde dans sa totale nudité. De cette vie seconde, il
soupçonnait que pouvait se dégager une vérité première.
Comme un sourcier aveugle, il tenait la baguette de
coudrier et elle vibrait dans ses mains glacées et
brûlantes à la fois.
Des gens parfois s'adressaient à lui. C'était à chaque fois
des rencontres incertaines, des inconnus le saluaient, il
ne savait pas pourquoi et probablement eux non plus ne le
savaient pas. C’était une manière d'entrer en relation en
amorçant la discussion avec des paroles banales. D'un homme
à l'autre, c'était assez simple et souvent très rustique,
ça partait parfois en plaisanteries plus ou moins
originales, ou ça s'arrêtait et tout le monde restait dans
le silence, à regarder les autres s'agiter. C'était le prix
à payer. Pour une rencontre intéressante, il y en avait des
dizaines plus ou moins neutres et sans intérêt autre que de
ne pas se sentir seul.
Curieusement ces efforts pour lutter contre la solitude ne
faisaient finalement que la rendre plus sensible. Pas
insupportable, mais bien visible qui dansait là aux yeux de
tous. Il se développait une complicité, une sorte consensus
pour maîtriser ces sentiments, cet inconfort permanent. Il
y avait des vagues qui submergeaient tout un secteur du
monde. Des vagues de bien-être ou de mal-être collectifs,
comme si chacun des participants devenait un petit morceau
d'un instrument géant. Et tous se mettaient à vibrer à
l'unisson de la danse universelle, tous jouaient la
partition de l'amour et du désir, de la vie et de la mort,
de l'être ensemble opposé à l'être seul.
Les femmes y étaient autant de pierres précieuses que
grains de sables dans le désert. Elles brillaient d'un
éclat particulier tout à fait spécifique à cet
environnement totalement fermé et pourtant infiniment
grand. Quelle que soit l'ingéniosité ou la beauté des
lieux, sans elles, sans leur présence indispensable, ces
mondes, ces univers auraient été vidés de leur sens. Un peu
comme une baignoire géante dont on aurait ouvert la bonde.
Dans ce monde ou être et paraître était indissociable,
elles étaient toutes particulièrement attentives à leur
image. Beaucoup étaient belles d'entrée de jeu, apparemment
sans effort et comme naturellement. Chez d'autres on voyait
les tentatives, les essais comme par couches successives,
pour atteindre une sorte d'équilibre entre beauté et
artifices, chez d'autres enfin on pouvait croire qu'elles
avaient choisit délibérément de rester infinies,
incomplètes comme une oeuvre inachevée, papillons aux ailes
trop ternes pour attirer la lumière.
ELLE
Dès les premières minutes, j'ai été frappée par le vide
immense des paysages que je visitais. Il y avait d'immenses
châteaux sans personne dedans, des paysages fantastiques
vides de toute présence, et puis de temps en temps des
groupes humains, les femmes étaient presque toutes belles,
les hommes souvent beaucoup moins soignés.
Je me suis demandée si ça valait la peine de consacrer du
temps à me faire belle, à rentrer en quelque sorte en
concurrence avec celles que je voyais. Mais finalement, je
n'aime pas me sentir moche ou pas belle. Au moins ici
j'avais une assez grande maîtrise de mon aspect. Je pouvais
être moi même, celle dont je rêvais dans ma réalité intime
et personnelle. Ou du moins je pouvais essayer. Je me suis
dit que tant qu'a être dans ce jeu autant y être le mieux
possible.Je me suis débattue entre skin, shape et tous les
artifices, toutes les facilités compliquées qu'offre le
jeu. C'est loin d'être simple et je suis toujours à la
recherche de l'équilibre esthétique dont je rêve.
J'ai trouvé de l'aide chez les femmes avec qui j'ai parlé.
Elles sont accueillantes et disponibles, bien plus
facilement que je ne l'aurais cru. C'est comme s’il y avait
une confrérie des femmes, de toutes les femmes. La
différence sexuelle est bien plus sensible encore que dans
la vie ordinaire. Ça a été une surprise, une surprise
agréable pour moi. Je croyais qu'on allait être en
concurrence, à qui serait la plus belle et en fait ce n'est
pas du tout ce qui s’est passé. Nous sommes nous les
femmes, très souvent et parfois trop sollicitées par les
hommes.
Évidemment plus nous sommes belles et attirantes plus ils
réagissent et se mettent à vrombir autour de nous. C'est
assez amusant dans un premier temps, et ils sont si
nombreux à cercler plus ou moins pesamment autour de nous,
que nous nous soutenons les unes les autres. Il nous les
faut ces hommes et en même temps, c'est très bien que nous
nous protégions ou nous nous isolions un peu. Il y a, en
fonction des lieux et de l'ambiance qui y règne, une
communauté de femmes qui à la fois, appellent, attirent et
maintiennent à distance les hommes.
Il me vient une image, c'est comme si nous vivions une
métaphore de la fécondation. Les hommes vibrionnent autour
de nous. Chacune d'entre nous est porteuse d'amour et de
beauté, nous sommes source de vie et d'espoir, que nous y
pensions ou non. Il nous revient de choisir, d'accepter
l'élu de le désigner en quelque sorte. Et ce jeu recommence
ou continue chaque jour. C'est délicieux et en même temps
pesant et contraignant. Ils ne pensent qu'à ça ces
malheureux, ils nous accablent et nous assiègent, mais
s'ils étaient indifférents qu'est-ce qu'on s'ennuierait à
tourner en rond de plages en paysages vides ou toutes
directions seraient équivalentes.
Il y en a que je trouve beaux et qui m'attirent, je ne sais
pas pourquoi exactement. Le style Delon jeune les muscles
bien dessinés et tout ça, ça me touche évidemment, mais en
même temps ce n'est pas le plus important. Je suis plus
sensible à leur façon d'être à une certaine douceur dans la
pose de leur corps. Comme une force disciplinée et
rassurante. Je n'aime pas les gringalets maigrelets,
physiquement je veux dire. J'ai envie de me lover contre un
homme au corps bien découpé, avec une taille bien marqué
sous des épaules larges. J'aime aussi leurs cuisses
puissantes un peu comme les joueurs de foot, pas trop
cependant, et leurs petites fesses bien rondes et bien
fermes.
Je sais c'est très animale comme point de vue, mais ça
existe et pas que pour moi. Un homme, s'il a ça,
m'intéresse. J'ai envie d'aller vers lui et en même temps
il y a de la bête en lui, de l'inconnu du sexe turgescent
toujours trop vite toujours trop tôt. Il faut les calmer,
les rappeler à la civilisation. Les maintenir à la bride un
peu comme un cheval, comme un étalon fougueux qu'il faut
contrôler. J'ai appris ça très tôt dès mes premières
rencontres.
J'étais naïve et confiante. Celui qui me plaisait, je le
suivais, je faisais ce qu'il voulait. Je voulais qu'il
m'aime, je voulais l'aimer. Mais la nature des hommes et
des femmes est un terrain sauvage qu'il faut cultiver,
domestiquer, apprivoiser. J'ai vite compris qu'en le
laissant faire tout allait trop vite. Comme s'il n'avait
qu'une idée en tête, comme si ne comptait que
l'assouvissement charnel. IL était tout désolé, après avoir
fait l'amour de me trouver pas assez comblée, encore
demandeuse, encore attendant, brûlante de désir, libre de
toute pudeur, prête à tout, sensible à tous les jeux à
toutes les caresses. Il était désolé, nu dans le lit, tout
désir enfui ne sachant plus ni où se mettre ni comment se
tenir
L'ETRANGER
Un jour qu'il était assis à sa place habituelle et qu'il
regardait sans les voir vraiment les mouvements de gens
autour de lui, il rêvait de ce monde imaginé aussi réel que
virtuel. Il se demandait si dans cet entre-deux de la vie,
il n'y avait pas une sorte de paradis. Un endroit étrange
entre vrai et faux, ou l'on pouvait vivre et ressentir
toutes sortes de passions qui n'auraient jamais pu
s'exprimer dans ce qu'il appelait la vie RL.
Il ne dormait pas, il était éveillé ralenti, son attention
flottant autour de lui, contemplant le mouvement brownien
des gens autour de lui, au hasard de silhouettes et des
pixels qui s'organisaient et se désorganisaient sur son
écran. Il était dedans et dehors tout à la fois. Il était
ubiquiste et ne s'en souciait pas. Il se disait que les
règles très simples de fonctionnement de ce monde
permettaient toutes les libertés et garantissaient en même
temps le minimum d'accord social indispensable à toute
société humaine.
C'était un monde où la violence était portée par les mots
et un peu, très peu par l'image. Cette violence pouvait
être très forte, très brutale touchant au coeur et à l'âme,
mais elle ne pouvait s'exercer physiquement et la victime,
si victime il y avait, était par définition toujours
consentante, puisqu'elle acceptait de rester dans le jeu.
C'était apparemment un monde policé où régnait la paix.
Ceux qui voulaient se battre et vivre des guerres pouvaient
se rendre dans des régions construites pour cela. Il y
avait comme un règle implicite, soyons amis, ne forçons
rien et contrôlons nos pulsions. Ceux pour qui c'était
impossible, se trouvaient très vite isolés, sans
communication, ni contact avec les autres qui les
ignoraient tout simplement. Ils étaient présents et
totalement isolés. C'était une sorte de non-violence.
Évidemment, se retrouver isolé et sans communication dans
un groupe, c'était difficilement supportable. Mais il était
toujours possible et facile d'aller ailleurs.Comme une
sorte d'immigration, mais sans risque et sans rien à
prouver ni papier à fournir.
Ce jour-là, alors qu'il regardait défiler ce monde,
l'Etranger assista à une étrange scène. C'était comme la
révélation de la face cachée d'un monde. Comme l'apparition
du mal dans la vie ! Une sorte de faille
consubstantielle au modèle. Un trou vertigineux qui
potentiellement pouvait ruiner le monde, le jeu et tous
ceux qui s'y étaient investit.Le modèle social économique
sous-jacent avait été pris en défaut. La liberté, le
respect, la tolérance toutes ces vertus indispensables
pouvaient être niées et subverties par le caprice d'une
seule personne. C'était l'illustration parfaite de la
théorie du chaos. .L'histoire du papillon qui agite ses
ailes etc.......
LUI
Je ne suis pas un spécialiste d’internet ou de
l’informatique, je me débrouille avec mon ordinateur, mais
il faut que ça reste simple. La première surprise et de
taille, ça a été de constater que les images du jeu,
l’environnement graphique étaient très succincts. Rien de
vraiment beau là où je suis arrivé, l’accueil des nouveaux
en français. Il a fallu que je m’habitue au maniement des
touches pour faire évoluer mon avatar. Déjà au moment de
l’inscription, j’ai dû en choisir un. Ça n’a l’air de rien,
mais j’ai pris celui qui me ressemblait un peu. C’était une
certaine façon de m’intégrer dans le jeu. Je l’ai fait sans
y penser, sans m’en rendre compte. J’ai compris un peu plus
tard que d’autres s’incarnaient dans des personnages
imaginaires, totalement éloignés de ce qu’ils étaient dans
la réalité. C’est une indication sur la façon de comprendre
cette seconde vie. Pour moi, c’était comme une seconde
chance dans une seconde vie ! Essayer de vivre, même
en rêve, ce que je n’avais pas vécu dans la réalité. Mais
je n’en étais pas conscient. Ça a démarré comme ça et puis
voilà.
J’ai causé avec des gens sympas qui m’ont donné les
premiers renseignements indispensables. Les adresses de
quelques lieux utiles, pour s’habiller gratuitement par
exemple. Quelques endroits à visiter, etc…. Mais le premier
vrai contact que j’ai eu, c’est avec une fille, une jeune
femme, mais tout le monde est jeune dans ce jeu, qui m’a
demandé pourquoi j’étais habillé comme je l’étais. Elle m’a
surpris. Elle me demandait quelque chose de personnel, je
n’y avais pas pensé, je n’avais pas réalisé que tous les
nouveaux, choisissant mon type d ’avatar, se
trimballaient en bermuda blanc cassé, t-shirt jaune et
cheveux hirsutes. Je me croyais, moi, unique et
reconnaissable, prêt à toutes les rencontres, et je n’étais
qu’un clone parmi d’autres. Je ne me souviens pas de son
nom, ni même de son apparence, pourtant c’est la première
personne qui s’est adressée à moi ce premier jour. C’est
presque tout le temps comme ça, on ne se souvient pas, ou
mal des premières fois !.
Ensuite je suis parti à la découverte des lieux, des sites,
et des gens qui y circulaient. J’ai tout de suite compris
que l’intérêt c’étaient les gens et que les lieux, même
beaux et bien réalisés, n’étaient que des écrins, que des
supports pour que des rencontres puissent se faire. J’y ai
été au hasard, évidemment c’est l’anglais qui est la langue
commune, d’abord parce que le jeu est anglo-saxon et aussi
parce que l’anglais est plus ou moins parlé par tout le
monde ou presque. C’est le plus ou moins qui pose problème.
Je me suis vite rendu compte que mon niveau d’anglais était
suffisant pour échanger des banalités, dire bon jour au
revoir, tu es d’où, tu as de beaux yeux tu sais. Mais dès
qu’il s’agissait d’aller un peu plus loin et d’avoir une
conversation un peu plus intéressante. Je ramais. Ça
devenait très lent, et ça perdait tout intérêt. Je ne
comprenais pas les plaisanteries, je ne pouvais pas en
faire non plus. Il n’y a rien de pire que de voir son
interlocuteur, peu à peu, se lasser... Encore plus quand
c’est une belle interlocutrice. Ç’est très désagréable.
On est seul d’abord, on atterrit dans un endroit inconnu,
il y a des gens, ils causent entre eux, on a l’impression
qu’ils se connaissent depuis longtemps. On se sent un peu
mis à part, un peu intrus. Il faut leur parler, trouver un
terrain d’entente, plaisanteries ou n’importe quoi d’autre.
En fait, c’est souvent la danse qui sert de support. Il
vaut mieux danser et avoir l’air joyeux et occupé, plus tôt
que de rester debout planté comme un piquet. Ça danse
énormément dans SL. Enfin, ce sont les pixels qui dansent
sur l’écran. Mais avec un peu d’imagination, on oublie
qu’en fait chaque avatar représente une personne assise
devant son écran. C’est une belle illusion. L’imagination
est si facilement stimulée par les images, que l’on y croit
presque et sans effort. Alors, on danse. Et on fait
connaissance, on dit bonjour, on aligne deux ou trois
banalités, on se mêle à la conversation du groupe et voilà.
On a la sensation de faire partie de quelque chose, on
n’est plus seul à regarder.
Ce qui saute aux yeux, quand on arrive dans le jeu, c’est
l’omniprésence de la sexualité. Presque toutes les femmes
sont belles et largement déshabillées. Minijupes, bas à
résilles, portes-jarretelles, robes courtes et
transparentes, tous les clichés de notre époque se
retrouvent concentrés dans ce jeu. La conception même des
avatars et de leurs mouvements fait que les jupes des
femmes se soulèvent facilement. Tout appel a la sensualité,
tout est fait pour que s’installe une atmosphère de désir,
une ambiance sexuelle, même dans les endroits les plus
neutres. On trouve partout des coins ou des recoins prévus
pour que l’on puisse s’embrasser se caresser et plus si
affinités.
On trouve dans ce monde, comme une métaphore de la réalité.
C’est presque comme dans la réalité, mais complètement
épurée de toute pesanteur matérielle ! On peut voler,
plonger, tomber sans jamais se faire mal.Les relations y
sont facilitées et bien plus rapides que dans la vie
réelle. Il n’y a que l’apparence et le langage comme
vecteurs de la communication. On pourrait croire que c’est
très pauvre et très rudimentaire. Ce n’est pas le cas bien
au contraire. Tout fait signe, tout signe fait sens et les
silences et les trous dans les dialogues sont encore plus
signifiants que dans la réalité. C’est presque comme une
psychanalyse. L’écran fait comme un miroir, celui que l’on
voit, l’avatar, est animé par un humain et aussi bizarre et
étrange que cela puisse paraître, l’inconscient des mots et
de l’esprit circule à travers les câbles et les fibres
optiques. C’est même ce qui fait l’intérêt profond du jeu.
En dehors des relations banales et sans intérêt, les gens
que l’on croise sans les voir, tous les autres sont des
miroirs potentiels. Tous recueillent nos émissions
psychiques, tous renvoient des échos surprenants. Ce jeu
est sans pitié, car sans fioriture. Ce que l’autre sait de
moi, c’est uniquement ce que je lui ai dit. Il n’a
quasiment pas d’autres informations, ni les odeurs, ni les
mimiques, ni les mouvements du corps. Rien d’autre que les
mots que j’écris ou que je n’écris pas. Rien d’autre que
présence ou absence, être là ou ne pas y être ?
Répondre ou ne pas répondre. Ce sont comme des évidences,
des vérités aveuglantes qui flashent à travers l’écran.
C’est comme ça que j’ai fait connaissance avec
« Floodie », une jolie blonde, un peu
sophistiquée, mais presque toutes les femmes ont travaillé
leur look sur SL. Nous avons commencé à danser, elle avait
l’air d’être seule au bord de la piste quand je l ’ai
invité. Ce n’est pas toujours aussi facile qu’on pourrait
le croire. J’ai toujours la crainte qu'elles ne veuillent
pas. Et se prendre un râteau ça n’a rien d’amusant, même
pour jouer ! C’est assez compliqué en fait. On se
trouve en face de deux logiques en général. Celle du mec
qui « drague » c’est-à-dire qui cherche à entrer
en relation avec une femme. Et celle de la femme qui
« est » draguée et qui du coup est plutôt sur une
position défensive ou tout au moins de prudence.
C’est le schéma classique, aussi bien en RM qu’en SL.
J’imagine que je ne suis pas le seul dans ce cas-là. Je
suis sensible d’abord à l’aspect physique de la personne.
Chacun ses goûts et préférences bien sûr, mais ce que ce
qui est certain c ‘est que celles qui me plaisent
plaisent aussi à beaucoup d’autres ! Il y a de la
concurrence dans l’air. C’est le côté très déplaisant, pour
moi en tout cas, de la drague. Je n’aime pas ça, parce que
dans ces conditions, je me débrouille comme un manche et
que huit fois dix, je n’arrive pas à attirer la femme.
C’est très désagréable ! Et quand j’y arrive ce n’est
pas terrible non plus, car elle croit avoir délicieusement
succombé aux assauts d’un guerrier conquérant, elle joue le
jeu de la proie éplorée, craintive plus ou moins et
provocatrice plus ou moins aussi. Et je rame comme un
idiot, parce que ce jeu-là ne me convient pas. Je suis
dans l’esprit de me donner plutôt que de posséder. Combien
de fois je me suis pris les pieds dans le tapis ! En
RL bien sûr et aussi en SL. Au moins là, j’ai pu apprendre
vite et finalement sans trop de dommage. Quand ça colle
pas, ça s’arrête vite, on se dit salut à bientôt et c’est
fini. C’est quand même un bon coup derrière les oreilles de
l’ego, mais ce n’est pas si grave.
Et puis de temps en temps, il y a de petits miracles. Une
qui comprend et qui sent à peu près comme moi. Du coup,
très vite ce n'est plus le jeu si banal de la proie et du
chasseur. On rentre dans une autre histoire, bien plus
subtile, attiser le désir. On sait bien que que si tout se
passe comme on le souhaite, on va faire l'amour ou ce qui y
ressemble le plus sur SL (et c'est assez compliqué en fait,
bien plus qu'en RL). La question n'est plus de savoir si
elle veut ou si elle ne veut pas, de mon point de vue en
tout cas. Le jeu c'est comment on va y aller ! Ça peut
être délicieux, du pas à pas dans les forêts des désirs,
des avancées rapides et des arrêts brusques ! Des
surprises et des voltes faces ! Des courses, des
glissades et des montées dans les plis du corps qui
s'échauffe. Nous sommes tour à tour chef de l'orchestre
symphonique des sens. À la fois flûtes et violons, tenant
la baguette vibrante qui bat la mesure . SL pour ça,
ça va assez bien si on a l'imagination et le vocabulaire.
Ça se joue en dansant, ou en se promenant avec des pauses
de plus en plus rapprochées. Il y a des endroits bien
conçus pour de genre de plaisirs, le jeu des caresses et de
l'amour physique, du désir du corps et de la beauté
jaillissante de la vie.
Floodie au début, elle a joué à la blonde, enfin c'était
tout comme. On a enchaîné les clichés et les banalités, et
elle comme moi, on connaissait bien la musique. Je lui ai
dit qu’elle était belle, ce qui était vrai, elle m'a dit
merci, je lui ai dit que sa robe était super, elle m'a dit
merci. Je lui ai dit qu'elle avait beaucoup de goût de
s'habiller aussi bien et aussi sexy, elle m'a dit qu'elle
allait rougir etc.... c’était charmant, idiot et
prometteur. Elle a continué en disant qu'elle venait
souvent sur cette plage se baigner le matin, qu'elle avait
un très chouette maillot de bain, qu'elle me le montrerait
la prochaine fois. Et elle a continué sur les problèmes des
filles pour trouver une skin adaptée, des jolies fringues
et tout ça. La vache après m'avoir fait miroiter un joli
bikini avec toutes les belles choses qui vont avec, je veux
dire dedans, elle m'entraînait, dans une discussion sur les
fringues et sur les magasins. Ça ne tournait pas du tout
dans le sens que je voulais cette histoire. Les magasins,
ce n’est pas une partie de plaisir pour moi, pas du tout
même. Les habits c’est bien quand ils sont portés et qu'ils
voilent et dévoilent en même temps, mais la cuisine pour y
arriver ce n’est pas ça qui m’attire du tout.
C’est toujours pareil, on dirait que parfois, hommes et
femmes, nous sommes dans deux mondes parallèles. J’avais
essayé de lui parler d’elle, de sa beauté, de l’envie
qu’elle suscitait en moi, et elle, elle commençait à me
raconter sa vie, son entourage, son ami en RL etc… C’est
terrible, y a pas moyen d’en rester aux apparences, à la
surface du corps et de la peau. Ce n’est déjà pas si facile
à imaginer, assis derrière son écran... Mais non, elle
voulait parler d’elle, que je comprenne bien la situation,
que je m’immisce dans sa vie à elle d’une certaine façon.
Ce n’est pas que je ne voulais pas, mais ce n’était pas ce
que j’avais en tête à priori. Surtout que ce n’était pas
spécialement amusant !. Elle habitait près de la
frontière belge, elle avait une belle sœur gravement
malade, hospitalisée à Bruxelles...
On fait mieux comme dialogue galant, je trouve. Là, mon
niveau d’excitation est retombé à zéro en quelques
secondes. Mais en même temps, je ne voulais pas être
désagréable ou blessant. J’ai suivi le fil de son discours
et ça n’a pas manqué, on était parti dans les hôpitaux et
les maladies et il y avait une suite ! Elle aussi elle
en avait des problèmes et des hospitalisations, le cœur
malade, des opérations lourdes, un régime de vie assez
stricte pour pouvoir récupérer. Je me trouvais témoin,
voyeur malgré moi, d’une vie pas facile. Elle était sympa
Floodie, mais je ne me voyais pas en garde-malade même pour
jouer. Du coup la blonde prenait corps et devenait une
personne avec une vraie vie, et pas seulement un fantasme.
Elle avait triché, elle m’avait sorti du jeu ! Elle
était passée sur un autre plan, où ça ne jouait plus du
tout, où il y avait malheur, souffrance et mort à
l’horizon. Je ne savais pas trop quoi faire. Il y avait du
vrai et du sincère dans ce qu’elle disait et ça, c’était
intéressant, bien plus que les jeux conventionnels
habituels sur SL. En même temps ça ne portait pas à rire ou
à plaisanter cet arrière-plan de maladie.
(A-SUIVRE)